NDLR Sartiganå : Nous prenons ici la liberté de reproduire ce texte paru dans le mensuel Voir, en guise de marque d’appréciation du propos de l’auteur, Simon Jodoin qui signe là un petit bijou de texte, en droite ligne avec la pensée qui anime l’esprit du projet Sartiganå. D’ailleurs, c’est avec grand enthousiasme que nous accueillerons M. Jodoin lors du premier Happening Sartiganå le 28 mars prochain, en sa qualité de chroniqueur dans l’équipe de la Balado de Fred Savard.
Texte original ici : https://voir.ca/chroniques/theologie-mediatique/2017/09/09/la-place-du-marche/
Théologie Médiatique
Simon Jodoin 9 septembre 2017
En parlant de l’agora, de nos jours, on pense surtout à une place
publique où on retrouve la foule à qui on peut s’adresser, un lieu de
prise de parole et de manifestation. Ce n’est pas faux, mais ce qui est
intéressant, quand on s’arrête pour y réfléchir, c’est de constater que
ce mot, à l’origine, désignait pour les Grecs à la fois la place
publique et la place du marché. C’était ainsi un lieu de transactions
commerciales et de débats démocratiques. Ces deux notions étaient, pour
ainsi dire, interreliées, elles allaient de pair. L’agora, c’était un
endroit où on pouvait échanger des points de vue et des denrées.
C’est une idée qui me traverse l’esprit chaque fois que je voyage au
Québec. Dès que je le peux, j’aime avaler des kilomètres d’asphalte pour
faire le tour des villes et des villages.
Je me désole trop souvent de voir comment le fossé se creuse entre
les villes, les urbains, et la campagne, les paysans. Pardonnez-moi à
l’avance cette rupture, un peu grossière, que je trace ici, mais vous
voyez ce que je veux dire. C’est dans l’air du temps de constater le
clivage entre les centres urbains, où on retrouve le plus souvent les
élites, les intellectuels, les travailleurs des médias, les arts et les
spectacles, les collèges et les universités, les sièges sociaux et les
gens d’affaires, et les «régions», où on retrouve les paysans et les
villageois, la vie rurale.
Cette rupture, c’est un fossé social qui s’agrandit, qui se creuse.
Les Trump et Le Pen en font leurs choux gras et c’est dans ces tranchées
qu’ils font germer leurs discours de division. Les incompréhensions
sont immenses entre les villes et les régions, et pour cause… Nous
n’avons plus de places publiques, nous avons des supermarchés,
excentrés, où nous attendons en file, les uns derrière les autres, en
silence.
Imaginons, pour rêver, un marché, au centre de la ville ou du
village. Un endroit où les paysans pourraient venir vendre leurs
produits et mettre en valeur leur riche savoir-faire. Ce serait un lieu
de rencontre et de discussion, un lieu d’échange qui permettrait de
créer des liens entre les urbains, les villageois, et les paysans.
Une société d’État, comme la SAQ, aurait le devoir d’y installer une
succursale. Pour vendre du vin et des alcools provenant de partout à
travers le monde, mais aussi pour faire la promotion de produits locaux
comme ceux des microbrasseries, des cidreries, des vignobles et des
distilleries.
Pensons-y une seconde. Le rôle d’une société d’État qui contrôle un
monopole ne devrait pas se limiter à réglementer la vente d’alcool et
générer des profits. Un tel outil collectif devrait être utilisé pour
dynamiser le cœur des villes, des villages et la vie de quartier. Je
pleure quand je vois, sur les boulevards moches en périphérie de nos
agglomérations, ces immenses succursales laides et plates qui prennent
place à côté des monstres à grande surface qui ont tué les
centres-villes et le cœur des villages. Une société d’État, c’est
d’abord et surtout un outil de développement économique et social. Il
faut s’en servir.
Nous pourrions même imaginer qu’un tel marché pourrait être un lieu
de culture et d’éducation. On pourrait y organiser des spectacles et des
expositions. On a bien enregistré une émission de télévision au Marché
Jean-Talon, à Montréal, pendant des années – souvenons-nous de cette
fameuse palourde royale à Des kiwis et des hommes qui avait
provoqué l’hilarité générale! Alors, pourquoi ne pourrions-nous pas
penser qu’un marché pourrait jouer le même rôle partout au Québec?
Pensons à une scène où iraient se produire des artistes venus de tous
les coins du pays. Toujours au Marché Jean-Talon, à l’étage, on trouve
une classe de La tablée des chefs qui organise chaque année un camp de
jour où on enseigne la cuisine. Les jeunes y apprennent à manger autre
chose que de la merde surgelée. Un apprentissage aussi essentiel que le
français et les mathématiques, si vous voulez mon avis. Pourquoi ne pas
faire la même chose un peu partout, selon les spécificités locales?
Cours de cuisine pour tous les curieux culinaires, interprétation du
terroir pour les écoliers, ateliers avec les aînés, etc. Les
déclinaisons qu’on peut imaginer sont nombreuses. On est ce qu’on mange,
dit-on. Il faudrait bien se dégeler un peu les pogos.
On pourrait sans doute impliquer des chefs cuisiniers et des
restaurateurs dans un tel projet. Les artistes de la cuisine, partout en
province, sont nos plus précieux ambassadeurs du savoir-faire d’ici.
Ils aiment les produits que nous cultivons, les mettent en valeur, en
sont fiers. Certains, parmi les meilleurs, ont même choisi de
s’installer en région. Par ailleurs, une émission comme Les chefs!,
à Radio-Canada, connaît un vif succès. Voilà qui est bien. Alors,
pourquoi ne pas penser à une tournée, à des conférences données par les
vedettes de la cuisine pour faire découvrir le terroir? Encore ici, nous
avons une société d’État qui pourrait grandement aider. On ne se
limiterait pas à la cuisine, d’ailleurs. Pensons à une émission de radio
sur des enjeux politiques qui se déplace de région en région, une
émission de science comme Les années lumière qui ferait le tour de la province. La saison dernière, les gars de La soirée est (encore) jeune ont
remporté un vif succès lors d’une émission enregistrée à Gatineau.
Imaginez un peu s’ils refaisaient l’exercice partout. Parce que rire
aussi, ça nous manque pas mal par les temps qui courent.
Il faudrait, autour de ces marchés, loger la plupart des bureaux des
services publics: bureaux de poste, ceux de la SAAQ, cliniques, services
sociaux. Dans tous les cas, il s’agirait de multiplier les occasions,
pour les citoyens, de se rendre à la place du marché, d’en faire un pôle
de visibilité, un milieu de travail, un lieu où on doit passer et où il
est possible de faire ses achats en découvrant le travail
des paysans et en rencontrant ses concitoyens.
Je pourrais rêver encore des heures à ce que pourraient être des
places du marché partout au Québec. Mais dites-moi, vous, lecteurs et
lectrices, quelles seraient vos idées pour dynamiser le cœur des villes
et des villages tout en créant des ponts entre les urbains et les
paysans? Écrivez-moi, j’aimerais bien vous lire!
sjodoin@voir.ca